« L’idée même qu’un « travail du deuil » soit possible repose sur la conviction qu’un être est substituable à un autre. On pense la mort par analogie avec cette autre expérience de la perte que constitue la rupture amoureuse. Mais il faut ne jamais avoir vraiment aimé pour se convaincre que même l’euphorie érotique dans laquelle plonge l’expérience d’un nouvel amour suffise à effacer le chagrin du départ, l’irréparable sentiment d’absence que laisse en soi le manque de l’être que l’on a un jour tenu contre soi.
Aucun individu n’en remplace jamais aucun autre. Et la mort accuse encore l’impression d’irrémédiable qui s’attache à une telle vérité. Le commerce amoureux déjà, fait éprouver ce qu’il y a d’impossible dans l’échange des corps, dans le passage de l’un à l’autre qui les tient pour interchangeables, proies indifférentes d’une même jouissance qui se satisfait de la substitution d’un simulacre à un autre. Le deuil davantage.
Du concept de « travail du deuil », que Freud a expérimentalement hasardé, la psychologie actuelle a fait un impératif dont tout le discours régnant répète la nécessité. Le retrait des rites, en lieu et place de ceux-ci, a favorisé le développement d’un vrai catéchisme constitué. Celui-ci est censé assister les individus en les aidant à traverser les épreuves de la vie et en promettant de favoriser leur épanouissement personnel. Toute une littérature prolifère ainsi dont les thèses – largement relayées par la culture de masse, sur les plateaux de télévision ou dans les pages des magazines – ont fini par acquérir force de vérité quasi scientifique, au point de n’être plus contestées par personne et de commander automatiquement toute philosophie implicite de l’existence.
Un tel discours fait de la souffrance et de la mort ses objets de prédilection. Mais le traitement qu’il leur fait subir, afin de les rendre socialement recevables, consiste à les vider de toute leur signification tragique en les soumettant à l’impératif d’un positive thinking qui, tout en réveillant tout ce que le dolorisme chrétien comportait de plus rétrograde, se retrouve admirablement en phase avec l’optimisme idéologique du présent et susceptible de se formuler aussi dans la langue de toutes les faibles croyances contemporaines du New Age. La visée explicite d’un tel discours, aujourd’hui triomphant, tend à attribuer une valeur finalement positive à la douleur physique et psychique.
Le « travail du deuil » finit même par s’opérer par anticipation. Avant même que la mort soit acquise, on nous presse de donner notre assentiment à celle-ci, la déclarant en quelque sorte nulle et non avenue, légitimant par avance ce « passage au suivant » auquel on nous invite. Car l’essentiel selon la très pesante morale qu’on nous impose désormais et comme le veut la formule passe-partout des conversations et débats d’aujourd’hui, consiste dans sa vie amoureuse ou professionnelle, dans toutes les expériences de son existence à savoir «rebondir»
C’est ainsi qu’on nous enseigne désormais que mourir est un art. Et cela revient à dire que la mort est elle-même beauté – quand elle n’est biensûr que laideur et déchirante détresse. Le mythe de la mort édifiante se voit ainsi remis au goût du jour.
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La souffrance se voit ainsi sacralisée pour l’éveil spirituel qu’elle est supposée procurer. Une version plus laïque du même discours présente la malchance comme une opportunité qu’il appartient à l’individu de saisir afin de devenir lui-même et de transformer son pathétique destin en une success-story. Le concept de « résilience » dont on sait l’incroyable fortune médiatique, veut que le traumatisme originel subi par certains individus leur confère, en réaction, des ressources morales insoupçonnables qui vont leur permettre de triompher de l’adversité. Les enfants font encore les frais de la démonstration. Présentés comme des traités scientifiques, des livres se multiplient qui ont plutôt l’apparence de recueils d’historiettes émouvantes qui relatent toutes comment un être a priori condamné par l’existence est parvenu à renverser le cours de son histoire pour accéder enfin à une forme admirable de réussite personnelle et sociale. Ils reconnaissent s’inspirer de la vérité immémoriale des contes de fées qui relatent comment le méchant petit canard est devenu un cygne fabuleux. Mais ils ressemblent plutôt aux récits vécus qui ont fait autrefois la fortune de l’ineffable Sélection du Reader’s Digest.
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Il n’est pas indifférent que tous les discours qui entreprennent aujourd’hui de conférer une valeur positive à la mort ou au malheur se caractérisent par une même attitude d’indifférence ou d’hostilité à l’égard de la psychanalyse. Qu’ils se réclament de la psychologie ou de l’éthologie, bien qu’ils revendiquent une discutable autorité venue de la clinique, au bout du compte, ils servent le vieux discours de la religion ou de l’idéologie, toutes deux attachées à faire se résorber l’expérience du négatif au sein d’une parole lénifiante de consolation et de réconciliation. On conçoit qu’ils éprouvent une réelle méfiance à l’égard de toute forme de réflexion critique qui pourrait s’appliquer à eux et entamer le monopole qu’ils exercent de fait dans le domaine des représentations collectives. La pensée freudienne, s’ils s’en réclament, c’est au prix d’un effort évident de falsification qui consiste à isoler certains concepts aisément recyclables – ainsi le « travail du deuil » – tout en les détachant de la démonstration d’ensemble qui, seule, leur donne sens.
Il faut dire que cette falsification est elle-même facilitée par les ambiguïtés et les contradictions de la psychanalyse. D’un côté, celle-ci , dans son désir de tout expliquer, entreprend elle aussi d’attribuer une signification à la souffrance et de l’interpréter comme l’expression inconsciente d’un désir de mortification attribuable au patient lui-même – c’est sur ce point précis que portait la critique légitime adressée par Susan Sontag à Reich ou à Groddeck. Mais, de l’autre, le pessimisme tragique dont elle est solidaire et qui la conduit à faire dépendre toute existence d’une certaine expérience du manque en fait l’un des plus efficaces antidotes contre toute vision positive et normative de l’individu. Ces deux tentations s’affrontent. Et si le concept de « travail du deuil » continue à dominer le discours des psychanalystes, il suscite cependant souvent la perplexité, voire la critique, de certains, dont il n’est pas difficile de deviner qu’une expérience personnelle les a conduits à refuser la vulgate de leur profession. Avec ces derniers, j’ai souvent eu le sentiment de mieux m’entendre. Je veux dire de mieux me comprendre.
Je m’arrête un peu sur le livre de Jean Allouch – Erotique du deuil au temps de la mort sèche – pour la sympathie que j’éprouve à l’égard d’une démonstration que je ne suis pas capable de suivre dans tous ses détours par défaut de familiarité avec la culture psychanalytique mais dont j’ai le sentiment de l’avoir suffisamment comprise pour en apprécier la justesse.
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Le deuil, explique Jean Allouch, ne relève pas d’un travail mais d’un sacrifice. Il suppose cet abandon de soi, cette mutilation volontaire par laquelle le vivant laisse le mort emporter une partie de lui au tombeau. En ce sens il constitue le contraire de la psychose, caractérisée par le symptôme et l’hallucination, car à l’inverse de celle-ci il est non pas le « retour dans le réel de ce qui aura été forclos du symbolique mais appel au symbolique et à l’imaginaire par l’ouverture d’un trou dans le réel ». Envisager le deuil en termes de travail revient à considérer que les objets du désir sont interchangeables, qu’ils sont comme les fétiches indifférents à l’aide desquels, les substituant les uns aux autres, l’individu recouvre le vide insupportable qui se creuse devant lui. Mais le concevoir comme un sacrifice – comme y invite Allouch – consiste à considérer ce trou et à comprendre que c’est depuis sa profondeur incomblable que se lève la féerie d’une vision fidèle à la vérité.
Je traduis tout cela dans des termes qui m’appartiennent et qui sont peut-être erronés. Je les entends au sens que Bataille leur aura donné. Le « travail » du deuil réintègre la mort dans la sphère de l’utile en lui conférant une justification. A l’inverse, le « sacrifice » le conçoit comme une dépense irréductible à tout emploi, et par laquelle l’assentiment à la destruction pure et simple fait verser l’individu dans le revers archaïque d’un monde où il communique avec le fond de panique dont procède toute expérience. Si j’appréhende le deuil comme un « travail », je m’astreins à procéder à cette conversion rentable qui transforme l’objet aimé que j’ai perdu en ce nouvel objet d’amour qui viendra prendre sa place. Si je l’appréhende à la façon d’un « sacrifice », je me livre à cet holocauste affectif où, m’abîmant avec lui, je m’anéantis partiellement en lui et trouve dans la mutilation acceptée de moi-même le gage d’un accès symbolique à la vérité sans usage de la vie.
Mais tout cela peut sans doute se dire plus simplement. Puisque la conviction concernée touche à la fondamentale insubstituabilité des êtres aimés. Le « travail du deuil » dénie cette insubstituabilité en s’employant à leur remplacement sensé. Le « sacrifice » du deuil en prend acte et en fait le sujet même de ce spectacle incroyablement cruel où la perte s’accepte comme telle.
On doit pouvoir faire plus simple encore. J’aimerais pouvoir y parvenir. Rien ne remplacera celui que l’on a perdu. Et c’est seulement à la condition d’accepter cette évidence que, consentant au sacrifice partiel de soi-même, on conserve vive la vérité d’avoir aimé ».
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