jeudi 22 janvier 2009

Droit de L'Homme en France : un recul généralisé

Notes - Jean-Pierre Dubois Président de la Ligue des Droits de l'Homme
Publié sur Terra Nova- 22 janvier 2009
http://www.tnova.fr/index.php

sarkozy

Jean-Pierre Dubois, Président de la Ligue des droits de l'Homme, dresse ici le bilan du premier tiers du mandat de Nicolas Sarkozy au regard de la défense des droits de l'Homme. Dans un contexte d'asphyxie démocratique, la stratégie de déconstruction sociale engagée depuis deux ans appelle une prise de conscience des progressistes. Il faut jeter les bases de solidarités viables et de nouvelles garanties de l'effectivité des droits.

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Dans ce texte percutant et extrêmement nourri, Jean-Pierre Dubois analyse le bilan de Nicolas Sarkozy au regard de la défense des droits de l’Homme. Par delà les annonces et les affichages, le mode d’exercice du pouvoir et les orientations défendues avec vigueur depuis près de deux ans traduisent un recul généralisé.
Ce recul doit être compris dans son contexte, avant tout mondial. L’asphyxie démocratique actuelle est la conséquence d’un bouleversement de l’ordre du Politique, qui affecte profondément les bases sociales des sociétés démocratiques. Les organisations de masse sont fragilisées, alors que les compromis sociaux élaborés dans les pays du Nord sont remis en cause par la mondialisation des enjeux et par l’absence d’une alternative crédible à la marchandisation des rapports sociaux.
A cette asphyxie démocratique s’ajoute en France un activisme présidentiel appuyé sur une véritable stratégie de déconstruction sociale. Cette stratégie s’engouffre dans les brèches sociales, en stigmatisant les « assistés » et les « racailles ». Elle profite des appétits personnels et de la déconfiture idéologique pour pratiquer l’« ouverture », atomisant du même coup les partis et brouillant l’offre politique. Enfin, elle décrédibilise l’Etat en le désengageant du terrain politico-social au profit de régulations marchandes, et en utilisant le bloc police/justice pénale comme un outil exclusivement répressif. Le patchwork idéologique présidentiel, mêlant moralisme traditionnel et discours postmodernes, répond à l’individuation sociétale par un individualisme antipolitique.

Quatre axes résument le bilan de l’action présidentielle au regard des droits de l’homme

- Elle est d’abord définie par une obsession sécuritaire, qui porte atteinte aux principes républicains les plus fondamentaux. Gestion dangereuse de la police, menaces flagrantes sur l’indépendance de la justice, surpopulation honteuse des prisons, multiplication des systèmes de surveillance et de contrôle, les orientations politiques en matière de sécurité sont de plus en plus préoccupantes.


- Elle est également portée par une étatisation de l’identitaire, rendue évidente par la création du ministère de l’identité nationale. Symboles de cette vision du monde inacceptable, l’amendement « test ADN » et la chasse aux sans-papiers y compris devant des lieux comme les écoles primaires, démontrent une dérive xénophobe assumée.


- La politique sociale du Gouvernement, sous couvert de multiples concertations, pend la forme d’une déconstruction méthodique de l’effectivité des droits sociaux. En aggravant les inégalités face à l’impôt, en laissant perdurer la crise du logement, et en réduisant les effectifs et les moyens de l’Education nationale, cette politique participe de l’atomisation des relations sociales.

- Enfin, la politique extérieure de la France souffre d’une discordance criante entre les postures de communication médiatique et les actes réellement assumés. L’exemple chinois est emblématique de l’hypocrisie d’un Gouvernement qui assigne les Droits de l’Homme à un secrétariat d’Etat pour mieux les ignorer dans l’action des autres instances politiques
Pour la gauche, ce bilan appelle une prise de conscience et un travail de réflexion pour porter une parole progressiste, à équidistance d’un irréalisme stérile et des « Realpolitiks » qui ont également échoué. Les progressistes doivent se montrer à même de jeter les bases de solidarités viables. L’invention de nouvelles garanties de l’effectivité des droits et de nouvelles formes d’interdépendance sociale doit permettre la conjugaison de l’individuation et de nouvelles solidarités organiques.

1 - Le cadre et la dynamique : réponse de "rupture" populiste à la fragmentation sociale

1.1 - Rupture et personnalisation du pouvoir

Le candidat Nicolas Sarkozy avait publié, au printemps 2007, une tribune de presse promettant « une démocratie exemplaire ». Un an plus tard, « l’état des droits 2008 » publié par la Ligue des droits de l’Homme avait pour titre « Une démocratie asphyxiée ». Faut-il attribuer pareil contraste à un jusqu’au-boutisme polémique de « droitsdel’hommistes », pour reprendre l’expression empruntée au Club de l’Horloge par certains responsables politiques.
Au-delà de l’agitation frénétique d’un président qui accumule effets d’annonce et promesses de réformes, l’effet de tourbillon qui essouffle médias et interlocuteurs politiques et syndicaux crée une sensation de bouleversement institutionnel, qui interroge sur la réalité et sur l’ampleur de la « rupture » promise avant l’élection. Mais il faut se garder de l’excès de personnalisation qui en résulte nolens volens : faire de l’« hyperprésident » la cause diabolique de tous les maux démocratiques non seulement revient à tomber dans le piège du « storytelling » vantant un président omniscient et omnidécisionnaire, mais conduit à négliger des facteurs qui dépassent de loin sa personne et, pour une assez large part, le seul cas français.

Le slogan de la « rupture » était à l’évidence une habileté tactique qui a permis, pour la première fois depuis 1978, d’éviter la défaite à une majorité sortante (même si cette majorité a maigri à l’Assemblée nationale). Mais pour autant, chacun sent bien qu’il y a en effet « rupture » au moins dans la forme du politique, dans le style présidentiel (la désacralisation signifiant désinstitutionnalisation), et plus profondément le 6 mai 2007 a bien ouvert une nouvelle ère dans le présidentialisme propre à la Vème République et constitue à bien des égards un saut qualitatif: l’omniprésence d’un « président-soleil », l’asphyxie du Premier Ministre et des membres du Gouvernement, l’alignement en politique intérieure comme extérieure (avant l’explosion de la crise financière du moins…) sur le modèle états-unien, la désinstitutionnalisation précisément, le mépris du collectif et de l’intellect, l’affichage des complicités entre sommet de l’État et sommet de la finance privée, n’en sont pas les seuls témoignages.

Faut-il en déduire que la question d’une éventuelle VIème République aurait été résolue de manière inattendue, ni par le camp qui en débattait ni selon les méthodes habituelles… alors même qu’une révision constitutionnelle de grande ampleur était annoncée et est finalement intervenue à l’été 2008 ? Il n’est pas interdit de l’envisager, ne serait-ce que parce que la proposition de réécriture des articles 5 et 20 de la Constitution avancée par le comité « Balladur » a été obstinément écartée par Nicolas Sarkozy: pourquoi changer le droit quand le fait est déjà acquis ?

Sur un plan historique plus large que la Vème République, les références parfois avancées pour relier le « pouvoir personnel » d’aujourd’hui à ceux d’hier ou d’avant-hier constituent en général autant de fausses pistes. Passons sur les comparaisons avec l’Etat français : tout ce qui est excessif est insignifiant. Bonapartisme, boulangisme, poujadisme : si les amitiés affairistes peuvent faire penser à l’époque de Morny et du baron Haussmann, comme le discours hâbleur et la stratégie de provocation verbale restant dans le jeu représentatif éveillent tel ou tel écho de cette nature, ces parallèles relèvent d’un fixisme des catégories idéologiques qui interdit de comprendre le changement d’époque que nous vivons dans l’ordre du Politique.

Car c’est d’abord à partir du contexte contemporain que peut se comprendre l’asphyxie démocratique actuelle. Ce contexte est, à l’évidence, d’abord mondial : globalisation des enjeux, recul subséquent du politique au profit de l’économique et de l’économique au profit du financier, et donc déstabilisation constante des compromis sociaux, autant de facteurs communs aux démocraties « développées » qui contribuent lourdement à la crise de confiance démocratique et ont fait changer de camp l’hégémonie culturelle il y a un quart de siècle.

S’y est ajoutée, depuis une quinzaine d’années, la disparition de toute alternative clairement identifiable à la marchandisation et à la financiarisation universelles, alternative qui offrait une raison d’être historique à la gauche française. Il en est résulté un glissement de l’agenda politique, dans beaucoup de pays européens, vers des thématiques imposées par l’extrême droite : populisme pénal, lien de plus en plus constant et habituel entre immigration et insécurité, dominantes sécuritaires et ethnicisantes. Tout cela à tendu à éclipser sur la scène politico-médiatique une question sociale qui resurgit pourtant de loin en loin avec la force d’une évidence irrépressible. Dès lors, hésitant entre demande sécuritaire et revendications sociales, l’opinion balance entre crispations et attirances pour les mutations accélérées que connaissent les rapports sociaux.



1.2 - Déconstruction sociale et désinstitutionnalisation

C’est dans ce cadre que s’est déployée, pour conquérir le pouvoir suprême, une véritable stratégie de déconstruction sociale partant d’une analyse de l’état de la société beaucoup plus fine que celle de la plupart des autres concurrents, et mise au service d’un projet idéologique assumé sans excès de scrupules.

Sur un plan sociétal, l’exploitation de la fragmentation sociale permet par exemple de saluer la « France qui se lève tôt » sans trop s’attarder sur ce qui oblige certains à se lever beaucoup plus tôt que d’autres… tout en trouvant en réalité l’apport majoritaire décisif chez les inactifs. L’émiettement du statut des salariés et la diminution de la taille des collectifs de travail, faisant régresser la conscience collective, ont constitué un terrain favorable pour mettre en place un jeu de bonneteau « anti-social » au sens premier du terme. Louer le travail et le mérite, faire miroiter un « enrichissez-vous » par la défiscalisation des heures supplémentaires, stigmatiser les « assistés », prôner la « responsabilisation » des jeunes, des familles, etc. : le président parle à chaque individu et ne parle qu’aux individus, partageant avec Margaret Thatcher la conviction que « la société, ça n’existe pas ». Il ne cesse d’opposer les individus les uns aux autres – « lève-tôt » contre « assistés », « vrais jeunes » contre « racaille » , afin de nier toute cause sociale des destins humains et de délégitimer toute solidarité de classe ou de génération.

Sur un plan plus politique, le processus d’atomisation des partis, en germe dans la présidentialisation des institutions dès 1962, renforcé par l’affadissement du contraste droite/gauche et surtout par la séquence institutionnelle de 2000-2001 (passage au quinquennat et renvoi des élections législatives au lendemain de la présidentielle), a été porté à son paroxysme par une « hyperprésidence » jouant des appétits et de la déconfiture idéologique pour faire son marché à l’enseigne de l’« ouverture ». L’ensemble des forces politiques s’en retrouve déstabilisé voire paralysé : non seulement la fragmentation sociale brouille la demande politique, mais l’exacerbation du présidentialisme atomise l’offre politique.

Sur le plan institutionnel enfin, ce début de quinquennat a visé une rupture historique avec ce qu’a été l’État dans la société française : déconstruction de la logistique étatique, en termes de ressources humaines et financières ; désengagement de l’État sur le terrain des régulations politico-sociales, au profit de régulations marchandes, d’autorités réputées indépendantes du politique, et surtout de la régulation répressive par le bloc police/justice pénale ; pratique managériale « d’entreprise », un « président-directeur général de la France » transformant « ses » ministres en directeurs des ressources humaines, financières, répressives, etc., jusqu’à envisager un temps de les faire noter par un cabinet de « chasseurs de têtes ».

S’est ainsi enclenchée une dynamique de désagrégation des institutions sans précédent. Le Premier ministre a pour l’essentiel disparu du champ politique ; le Gouvernement n’a plus d’existence collégiale et fonctionne comme un vivier abritant des destins inégaux et précaires ; la majorité parlementaire, peinant à suivre le train présidentiel, produit à l’occasion des amendements « extrêmes » qui donnent opportunément une image plus « modérée » des projets gouvernementaux sans risques ni conséquences sur la « politique de la nation » ; es magistrats, se sont vu inviter par la garde des Sceaux à appliquer… la politique pour laquelle ont voté 53 % des Français. Comment ne pas rappeler ici l’injonction faite par l’« hyperprésident » au plus haut magistrat du siège, à savoir le premier président de la cour de cassation, de fournir dans les trois mois les moyens juridiques de la violation d’une décision fraîchement rendue par le Conseil constitutionnel (décision du 21 février 2008 sur la « rétention de sûreté » ) ? Curieuse façon de « veille[r] au respect de la Constitution » (article 5 de celle-ci) que ce mépris affiché et assumé de toute séparation des pouvoirs.


1.3 - La révision constitutionnelle : une occasion manquée de démocratisation

La révision de la Constitution intervenue le 23 juillet 2008 a été présentée comme devant assurer un rééquilibrage du présidentialisme, notamment par une augmentation substantielle des pouvoirs du Parlement.
En réalité, non seulement le cœur du présidentialisme n’a été ni désavoué ni consacré, le maintien en l’état des articles 5 et 20 laissant intacte la contradiction sidérante (vue de l’étranger du moins, les Français s’étant mithridatisés) entre texte et pratique, mais les pouvoirs du Parlement, qui se sont en effet renforcés de manière parfois notable (maîtrise partielle de l’ordre du jour, discussion des projets en séance publique sur la base du travail des commissions, etc.) bénéficient pour l’essentiel à la majorité parlementaire. Par exemple, on s’est bien gardé d’imiter l’exemple allemand sur le déclenchement des commissions d’enquête (25% des députés peuvent l’obtenir au Bundestag) comme sur la désignation des membres du Conseil constitutionnel (ceux du BundesVerfassungsGericht sont choisis par la majorité des deux tiers des députés, ce qui oblige à dépasser les monopoles partisans), et rien de sérieux n’encadre en particulier le pouvoir de faire les carrières qui fait l’essentiel de la toute-puissance élyséenne dans la pratique.

Quant aux droits et prérogatives des citoyens, si l’ouverture de la saisine du Conseil constitutionnel rattrape opportunément un retard de près de 20 ans, en revanche la vitrine du Défenseur des droits cache mal la volonté de régler des comptes avec des Autorités trop indépendantes (tout particulièrement avec la Commission de déontologie des forces de sécurité). Il suffit d’évoquer l’idée proprement renversante de retirer au CSA le pouvoir de nommer les présidents de chaînes publiques audio-visuelles pour mesurer l’enflure du tropisme monarchique du régime qui a marqué ces premiers vingt mois de pouvoir sarkozyen.


Faut-il enfin souligner l’impasse décisive sur l’évidente nécessité de proscrire un cumul des mandats unique au monde démocratique et générateur de pratiques féodales qui entravent féminisation, rajeunissement et diversité dans la représentation politique ? Et, bien entendu, est maintenue la discrimination qui, parmi les étrangers, réserve le droit de vote aux élections locales aux seuls Européens, alors que deux tiers des Etats membres de l’Union européenne nous ont déjà devancés en y mettant fin et que la majorité des Français est favorable depuis des années à cette mesure de justice qui rendrait, dans une société plus ouverte aux migrations que les gouvernants ne le voudraient, le suffrage réellement universel : la France sera-t-elle aussi retardataire sur ce plan qu’elle le fut pour reconnaître aux femmes (19 ans après la Turquie par exemple…) assez de raison pour pouvoir voter ?


1.4 - Les enjeux des mutations en cours

Que signifie, dans ce contexte de caporalisation des institutions et de « monarchie élective d’opinion », la République dont la triple qualification de « laïque, démocratique et sociale » sonne de plus en plus creux sur la scène du pouvoir personnel ? Il convient de ne pas sous-estimer le coût civique de la décomposition institutionnelle, les « sujets spectateurs », parfois contents de la forme du puncheur, parfois mécontents des coups qu’ils en reçoivent dans leur vie quotidienne, s’habituant dans les deux cas à ne jamais pouvoir peser à temps sur une « politique hors sol ».

La transformation accélérée de la scène politique, au-delà des habiletés et des faiblesses liées à la personnalité de l’occupant actuel de l’Elysée, est une réponse très précisément « triangulée » à une crise sociale et identitaire. Les relais traditionnels de la démocratie représentative, en termes d’intermédiation politique, sociale et culturelle (partis, syndicats et autres organisations « de masse », mais aussi communautés religieuses, mouvements laïques, etc.), sont de longue date considérablement fragilisés. Les bases sociales de la République, en termes de confiance de larges couches moyennes dans la protection contre la paupérisation et dans l’amélioration de leur sort de génération en génération, sont tout aussi profondément atteintes. Plus généralement, les sociétés industrielles qui avaient élaboré des compromis sociaux à l’échelle nationale, dans des pays du Nord fondant historiquement leur prospérité sur l’exploitation du Sud, sont devenues des sociétés en grande partie « post-industrielles » ouvertes sur un libre échange planétaire très peu régulé, dans lequel les dynamiques économiques et sociales remettent en cause non seulement les anciennes dominations (européennes d’hier, nord-américaines d’aujourd’hui), mais aussi les solidarités organisées à une échelle nationale devenue souvent inefficace.

Le choix se situe dès lors entre d’une part la construction de nouveaux compromis sociaux à une échelle pertinente, ce qui suppose l’institution d’un pouvoir politique légitime à cette même échelle, et d’autre part l’alignement sur une logique de marchandisation, de compétition interindividuelle et de précarisation collective qui est de moins en moins compatible avec toute effectivité de la démocratie politique et sociale. Dans la déconstruction de l’État et du politique à laquelle nous assistons aujourd’hui, le chef d’orchestre dirige avec un certain brio une partition qu’il n’a évidemment pas écrite tout seul. Un patchwork moins incohérent qu’il n’y paraît mêle le moralisme le plus traditionnel (fustigeant au nom du « travail », de la « famille » ou de l’« identité nationale » tantôt l’incapacité des jeunes, des « assistés » et des marginaux à se prendre en charge eux-mêmes, tantôt l’inassimilabilité de « racailles » qui n’aiment pas assez la France pour ne pas devoir la quitter) aux discours les plus post-modernes sur le workfare, l’initiative individuelle et la réussite des « risquophiles ».

Les débuts invraisemblables du quinquennat en termes de « pipolisation », la dépolitisation du pouvoir mise en spectacle ; la privatisation du politique encore à travers la mise en scène (dans le casting gouvernemental d’icônes féminines de la diversité et dans l’entourage présidentiel d’une sorte de fraternité dans les réussites individuelles (le premier cercle d’« amis du CAC 40 ») ; le style managérial et le storytelling présidentiel quotidien ; les valeurs mêmes et les objectifs des nouvelles politiques (défiscalisation de la rente dès l’été 2007, célébration d’« une France de propriétaires », privatisation du procès pénal centré sur « les victimes », réponse législative instantanée aux faits divers) : tout illustre une démarche de réponse par un individualisme anti-politique à l’individuation sociétale.


2 - Le déploiement des régressions des droits

2.1 - Obsessions sécuritaires

On sait que sur ce point l’exercice du pouvoir d’impulsion politique de Nicolas Sarkozy remonte non à 2007 mais à 2002. Reste que, le premier violon étant devenu chef d’orchestre, l’escalade législative sans fin dans la répression de « nouvelles classes dangereuses » s’est incontestablement accélérée depuis 18 mois.

La loi du 10 août 2007 sur la lutte contre la récidive , instaurant des peines automatiques, remet en cause une politique pénale remontant à 1945 et fabrique de la récidive sous couvert de la combattre. Le Conseil constitutionnel n’y a rien trouvé à redire.

La loi du 25 février 2008, instituant la « rétention de sûreté », porte atteinte, elle, aux principes de 1789 (nécessité, proportionnalité, non-rétroactivité des peines). Au nom de la doctrine de la « défense sociale », des « peines préventives » répondent à une « dangerosité » anticipée par un internement arbitraire indéfini. Cette fois, le Conseil constitutionnel a réagi en censurant l’essentiel de l’application rétroactive de la loi… mais même ce faible sursaut a provoqué une réaction sans précédent, le Président de la République demandant au Premier Président de la Cour de Cassation de l’aider à contourner l’autorité de la chose jugée.

Ces surenchères s’accompagnent d’une gestion policière génératrice de dérives de plus en plus préoccupantes qui ont abouti à des tensions parfois dramatiques (Villiers-le-Bel, novembre 2007 ; opération militaire en Corrèze, en novembre 2008, pour arrêter une demi douzaine de libertaires affublés d’une étiquette « terroriste » manifestement démesurée ; dérapages spectaculaires vis-à-vis de collégiens dans le Gers, d’un journaliste à Paris, etc.). Les exemples de pratiques policières incompatibles avec la sûreté des citoyens se multiplient et les cibles se diffusent plus largement dans la population.

La gestion de l’institution judiciaire s’est révélée de plus en plus calamiteuse, qu’il s’agisse de la volonté de domestiquer le ministère public, de la désignation fréquente des juges à la vindicte populaire ou de l’affaiblissement des garanties du procès équitable (notamment du point de vue du principe d’égalité des armes). Les dernières annonces sur la suppression du juge d’instruction, nouvelle rupture avec l’un des piliers de notre système judiciaire, permettent là encore de nourrir des inquiétudes sur l’indépendance de l’instruction dès lors qu’elles conduisent à la confier à un Parquet, institution condamnée par la cour européenne des droits de l’Homme et sur lequel pèse une reprise en main spectaculaire par le pouvoir gouvernemental…

L’état du chaudron pénitentiaire, dont l’inhumanité au quotidien et la dangerosité sociale sont renforcées par une inflation irresponsable et incontrôlée, était déjà considéré il y a près de dix ans par la représentation parlementaire unanime comme « la honte de la République ». Il s’est encore détérioré depuis lors dans des proportions considérables, que jugent par exemple avec une extrême sévérité les rapports successifs des Hauts Commissaires aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe (Alvaro Gil Robles en 2006, Thomas Hammarberg en 2008). Entassement effrayant (près de 65000 détenus – deux fois plus qu’il y a trente ans, alors qu’on nous répète que les juges sont de plus en plus laxistes… pour 50000 places), proportion considérable de personnes souffrants de graves troubles mentaux dont la place est manifestement ailleurs, climat généralisé de violences et de violations de la dignité et des droits des personnes qui contribue fortement à faire de la prison la plus sûre école de la récidive, etc. Le diagnostic est connu de tous ; les réponses politiques vont toutes, si l’on considère non les discours mais les actes, dans le sens d’une aggravation constante dont les motifs démagogiques n’échappent à personne. L’action du Contrôleur général des prisons nommé en 2008 ne peut, à ce jour, suffire à équilibrer cette évolution préoccupante.

Nous voyons s’installer dans l’ensemble de la société des réflexes de contrôle social et les instruments d’une « société de surveillance » sur laquelle la CNIL avait naguère alerté : multiplication énorme du nombre de caméras de vidéosurveillance (rebaptisée « vidéoprotection »…), désormais numérisées ce qui permet stockage et exploitation centralisée/sélective ; multiplication et interconnexion de fichiers contenant des données personnelles, ouverts à bien des utilisateurs y compris politiques (ELOI pour la chasse aux sans papiers ; Base Elèves ; super-fichier « préventif » EDVIGE) ; « traçabilité » sans cesse plus précise des gestes de la vie quotidienne, grâce aux progrès foudroyants des technologies de surveillance discrète (l’émotion tardive et récente de la CNIL sur le passe Navigo pour les Franciliens illustre l’insuffisance des garanties des libertés); encouragements à la délation, incluant pressions sur les fonctionnaires et incitations adressées aux citoyens. Les noces de Léviathan et de Big Brother ne pourront être empêchées sans une prise de conscience collective d’extrême urgence, dont on enregistre quelques prémices depuis l’été 2008.


2.2 Xénophobie d'Etat et ethnicisation du politique

A un moment décisif de la campagne présidentielle, l’annonce d’un ministère de l’identité nationale permit à Nicolas Sarkozy de creuser l’écart par la récupération de l’électorat d’extrême droite. Cette promesse tenue, qui au-delà de l’électoralisme exprime une vision du monde inacceptable, lia définition officielle de l’identité nationale (dont on apprit, avec le discours de Latran, que la racine était chrétienne…) et immigration (afin de faire comprendre contre quoi l’« identité française » serait défendue). La défense des droits et de l’égalité dans une société diverse suppose que l’action civique oppose à l’étatisation de l’identitaire une vision vivante et plurielle des identités des citoyens.

La loi du 20 novembre 2007, confirmant cet affichage identitaire, aggrave la fermeture à l’immigration non « choisie », en particulier par l’obligation de parler français dès la porte du consulat et par le sinistre amendement « tests ADN » dont la symbolique n’a échappé à personne (pas même à la future épouse du Président de la République). Face à cette discrimination « génétique », là encore le Conseil constitutionnel n’a guère brillé par son courage, n’annulant qu’un amendement parlementaire sans effleurer le projet gouvernemental.

Alors que la « politique du chiffre » dans la chasse aux sans-papiers produit semaine après semaine son lot grandissant de drames humains (avec plusieurs morts dans des contextes révoltants), cette législation « décomplexée » a accru les risques d’ethnicisation des débats politiques (entre tests ADN et amendement sur les statistiques dites « ethniques »), avec des feux croisés d’instrumentalisation entre ceux qui veulent construire de l’ethno-racial et ceux qui refusent les moyens nécessaires à une meilleure connaissance des discriminations racistes. Il importe à l’évidence de refuser tant le marquage identitaire que l’aveuglement « républicaniste », sauf à se résigner aux tensions inter-communautaires négatrices du vivre ensemble.

Il n’en reste pas moins vrai que nous faisons face à une dérive xénophobe de plus en plus ouvertement assumée. Avec l’institution d’un contrôle gouvernemental de l’identité nationale, la mise en place de tests ADN pour prouver les filiations légitimes dans les seules familles issues d’anciennes colonies, la traque accélérée des sans-papiers et de leurs enfants au prix d’atroces drames humains, enfin, avec la mise en place cynique d’une « immigration choisie », qui réduit l’immigré à un facteur de production marchande, c’est la perspective d’une xénophobie d’État – elle aussi « décomplexée » – qui expose sciemment l’ensemble de la société à la contamination du rejet et de l’exclusion.

Il n’en est que plus préoccupant de voir cette logique utilitariste et excluante s’étendre à l’échelle de l’Union européenne, comme si un continent vieillissant et « déclassé », après avoir si longtemps dominé le reste du monde, ne pensait plus qu’à s’en protéger au risque de rejeter son propre avenir. Le pacte sur l’immigration adopté à Vichy présenté comme un des seuls succès de la présidence française ne peut que confirmer ce diagnostic.


2.3 - Recul des droits sociaux et politique de fragmentation sociale

On le sait de longue date, c’est au rythme auquel l’État pénal avance que l’État social recule. La remise en cause du système social a commencé en 2007 par la juxtaposition si symbolique du cadeau « TEPA » pour les plus riches et des « franchises » pour les autres, touchant évidemment les plus pauvres de plein fouet. Elle a continué par une parade de concertations tous azimuts, qui, menée comme un Kriegspiel, a cherché à obtenir pêle-mêle la modification voire la suppression de la durée légale du travail, l’allongement de la vie active, le démantèlement des règles du licenciement et de son contrôle judiciaire, la disparition du CDI (contrat à durée indéterminée) voire la remise en cause du statut de la fonction publique, etc. Quelques « Grenelle » (de l’environnement, de l’insertion…) habilement médiatisés, un peu de « solidarité active » ou, dans un langage moins contrôlé, de « plan anti-glandouille », sont censés recouvrir d’un peu de compassion solidaire un programme de déconstruction méthodique de l’effectivité des droits sociaux.

Une série de réformes votées ou annoncées ont donc aggravé des inégalités fiscales affichées, fait payer des malades pour d’autres malades (et supprimé toute prise en charge de la santé des sans papiers, enfants inclus, avant le stade de l’extrême urgence), multiplié les attaques contre le code du travail en cherchant à déstabiliser les organisations syndicales.

Alors que la loi sur le « droit au logement opposable » vient d’entrer en vigueur, l’absence d’effectivité de ce droit reste une plaie ouverte dans la société française, qu’il s’agisse de la situation dramatique des sans logis ou de l’insuffisance persistante des logements sociaux. La communication gouvernementale ne peut masquer la coexistence d’un grand nombre de logements vacants et de millions de mal logés, alors que les communes qui n’appliquent pas la loi « SRU » (imposant 20% de logements sociaux) ne sont toujours pas contraintes de le faire.

L’éducation est la cible prioritaire des coupes claires dans les crédits budgétaires, y compris là où au contraire elle serait indispensable au rétablissement de l’égalité : la suppression des Réseaux d’aides aux élèves en difficulté est emblématique de ce mélange de cynisme social et d’aveuglement sur l’avenir qui caractérise les choix des gouvernants actuels.

Ainsi la fragmentation de la société débouche-t-elle de plus en plus sur la fragilisation des droits, d’autant plus dramatique que la société française est travaillée par de profondes mutations.

On ne saurait à cet égard surestimer les effets politiques des profondes transformations récentes des statuts sociaux : alors que naguère encore les affrontements et les compromis se jouaient essentiellement dans l’entreprise, avec un personnel ouvrier travaillant sur des bases largement standardisés et pouvant se solidariser facilement dans de grands collectifs de travail, aujourd’hui les ouvriers des services sont trois fois plus nombreux que les ouvriers du secondaire. On observe donc une atomisation, qui rend extraordinairement difficiles les réponses communes à la « question sociale » et à cette fragmentation. De même, en l’espace d’une quinzaine d’années, la taille moyenne des entreprises françaises a diminué d’un tiers. Non seulement les formes de travail, lorsque l’on passe de l’industrie aux services, émiettent le statut des salariés, mais la taille générale des collectifs de travail diminue massivement. Comment tout cela resterait-il sans conséquences aussi bien sur le taux de syndicalisation, de mobilisation revendicative que, plus largement, sur les comportements urbains, civiques et politiques ?

Plus généralement, l’hétérogénéité des statuts augmente sans cesse et joue elle aussi sur les mentalités, qu’il s’agisse des ouvriers, des employés ou même des cadres : on observe de nouvelles fractures. En particulier, au sein des classes moyennes, la distance entre le public et le privé s’est accentuée, d’une part, à cause de la précarisation (qui a certes frappé le privé plus que le public, mais existe aussi dans ce secteur), d’autre part, et surtout, parce que les uns et les autres souffrent des mêmes transformations mais de manière différente.

De plus en plus nombreux sont ceux qui se vivent aujourd’hui en situation de régression, de déclassement par rapport au passé familial ou personnel. Le sentiment d’un avenir en amélioration devient quasiment exceptionnel. Car même pour les cadres des entreprises privées la précarisation n’est jamais absente de l’horizon. La dynamique de « déclassement des débouchés » vers des situations beaucoup plus instables, y compris pour les enfants diplômés des couches moyennes, développe un sentiment de fragilité et de régression matérielle et symbolique. Sachant que le déclassement menace toujours de produire des réflexes individualistes voire hostiles aux catégories inférieures que l’on craint de devoir rejoindre, comment ne pas voir dans cette dégradation l’une des explications du succès électoral du néopopulisme ?

À ces déstabilisations liées au passage de la société industrielle à la société de services, donc à la structure du salariat, s’ajoutent des écarts à la fois territoriaux et générationnels. Disparités territoriales d’abord, entre les régions, selon qu’elles plus ou moins exposées à la mondialisation, et sans doute, plus encore, entre les zones urbaines, les inégalités sociales et les discriminations étant sans cesse plus polarisées. Mais aussi fracture entre la génération du « baby-boom » – pour laquelle, un certain niveau d’emploi et de formation rendait quasi certain l’accès à un emploi à peu près convenable – et celles qui aujourd’hui, avec des diplômes plus élevés, connaissent des temps d’insertion très supérieurs dans le marché de l’emploi et des formes d’insertion très précarisées, non seulement à l’entrée dans la vie active mais aussi pour toute la durée de celle-ci. Ce sont là autant de facteurs de renforcement du sentiment de déclassement, d’insécurité et de précarisation.

Des choix implicites ont été faits par la société française, notamment des choix de ségrégation territoriale qui n’est pas propre aux « banlieues » : la territorialisation des inégalités sociales frappe aussi bien les zones rurales que les quartiers populaires. Contrairement à un discours répandu, il y a beaucoup de mobilité géographique en France, mais les résultats de ces nombreux déménagements renforcent massivement l’« entre soi » : le lien entre le logement et l’école est au cœur d’une logique de recul de la mixité sociale. Il s’agit là d’une faillite politique gigantesque, non seulement quand on supprime la carte scolaire mais aussi quand on a laissé la territorialisation des inégalités dicter les préférences des parents quitte à déplorer ensuite le renforcement des tendances au repli, la « responsabilisation » moralisante masquant là encore le recul de l’État social. Or, la ségrégation territoriale n’est pas tombée du ciel : elle résulte de certains choix d’élus locaux, de promoteurs immobiliers, d’aménageurs, et plus largement d’un État qui a pu instrumentaliser ou n’a pas utilisé les moyens de régulation du marché foncier. Faut-il souligner qu’en la matière ni la « mondialisation » ni les « contraintes internationales » ne peuvent servir d’excuses à la démission du politique ?

Il en va de même pour les choix générationnels : si l’écart des revenus entre les trentenaires et les quinquagénaires a triplé en France depuis vingt-cinq ans, c’est bien qu’un choix collectif implicite a fait peser le fardeau de la déstabilisation des statuts sociaux davantage sur les jeunes. Or, la difficulté et la précarité en début de carrière ne se rattrapent pas, si bien que ceux qui ont été des jeunes pauvres feront très majoritairement de vieux pauvres, avec tous les effets sur la cohésion sociale et les risques que cela comportera dans une vingtaine ou une trentaine d’années.

Ces transformations de la société ont eu des effets considérables non seulement sur l’état des droits sociaux mais aussi sur les conduites individuelles et collectives, sur les rapports familiaux, l’évolution de l’« urbanité », donc sur l’effectivité des droits « civils »… et bien entendu tout autant sur l’intégration sociale, les comportements civiques et les acteurs politiques. L’individuation, la précarisation, la perte des repères et des protections fragilisent les solidarités et accroissent la demande sécuritaire et autoritaire.

La désagrégation du tissu social, la territorialisation des inégalités et des discriminations lance le défi de la construction de nouvelles solidarités. La lutte contre l’émiettement ne peut ignorer que les différences sociales sont aujourd’hui moins liées à l’entreprise où l’on travaille qu’au territoire où l’on habite et à la génération à laquelle on appartient. Ce qui ne signifie pas que les questions liées aux classes sociales traditionnelles aient disparu mais qu’elles ne sont plus « exclusives » ni même peut-être centrales.

La question la plus importante en termes d’alternative au néopopulisme est ainsi le tissage de solidarités viables, c’est-à-dire fondées sur des bases objectives et non sur une sorte de « sainteté » laïque face aux précarités. Pour sortir du discours sécuritaire de Nicolas Sarkozy, qui prétend éradiquer l’insécurité civile tout en laissant libre cours à l’insécurité sociale, l’invocation incantatoire des « libertés » et de l’« égalité sociale » ne saurait remplacer l’invention de nouvelles garanties de l’effectivité des droits et de nouvelles formes d’interdépendance sociale.

Ces mécanismes de régulations, ces encadrements protecteurs des droits individuels, ces liens sociaux organisés ne pourront à l’évidence pas être aussi contraignants, intégrateurs et structurés que ceux du siècle dernier ; pas plus que le renouveau de l’effectivité démocratique ne peut s’enfermer dans les formes contraintes d’organisations de masse aujourd’hui désertées. « Faire de l’un avec du multiple » reste la mission du politique, plus encore aujourd’hui qu’hier. L’idée du multiple étant de plus en plus forte dans la société, la question est de trouver l’unité sans mutiler la diversité, donc de dégager des facteurs de solidarité et de rassemblement. Conjuguer individuation et solidarités organiques est le plus grand défi politique de ce nouveau siècle.

Ce ne sont pas tant les pistes qui font défaut que la résolution de s’y engager vraiment, qu’il s’agisse de la « Sécurité sociale professionnelle », de la recherche d’un « développement humain durable » fondé sur une « responsabilité environnementale et sociale » effective de tous les acteurs sociétaux, ou encore de la définition d’une politique scolaire de l’égalité et d’une politique foncière et urbanistique ordonnée autour de la mixité – et la liste n’est pas exhaustive. Chacun sent bien qu’il y a là autant de conditions nécessaires à l’épanouissement de la citoyenneté sociale dans laquelle peut s’enraciner la citoyenneté politique.

Le choc politique de 2007 est ainsi porteur non seulement d’une exigence de clarification des enjeux et des projets, mais de la nécessité de refonder le contrat social dans un monde profondément bouleversé, du local jusqu’au planétaire.


2.4 - Droits de l'homme et diplomatie : les mots et les actes

C’est bien au-delà de l’Etat-Nation que se jouent la défense des droits sociaux face aux évolutions économiques et financières, l’avenir écologique de la planète, la protection des libertés face aux politiques dites « antiterroristes », la prise en compte des mouvements migratoires ou encore des questions posées par les innovations scientifiques et technologiques (NTIC, bioéthique, etc.).

Or la cohérence du modèle idéologique à l’œuvre en France se manifeste aussi dans une politique extérieure sans complexes. Oubliées les indignations de campagne sur la trop grande compréhension de Jacques Chirac pour Vladimir Poutine, oubliée l’affirmation qui faisait, dans le discours d’investiture, de « la défense des droits de l’Homme [une] priorité de l’action diplomatique de la France dans le monde », orientation réaffirmée dans le discours aux ambassadeurs de l’automne 2007.

Place aux félicitations pour la qualité démocratique des élections russes, au silence sur la Tchétchénie observé à Moscou, sur le Tibet et la Birmanie manifesté à Pékin, à la litanie des marchés récoltés chez les dictateurs, au moins en paroles, par un chef d’État transformé en metteur en scène de contrats mirobolants. La secrétaire d’État aux droits de l’Homme… à l’étranger (comme s’il ne s’agissait que d’un article d’exportation) n’a eu le choix qu’entre un rôle de figurante ou d’alibi et la réprimande voire la porte de sortie du gouvernement, tant il est vrai qu’enfermer les droits de l’Homme dans une sorte de « réserve indienne » revient d’abord à signifier que le reste des instances politiques s’en trouve confortablement déchargé.

L’exemple chinois est à lui seul emblématique d’une politique aussi brouillonne et inefficace qu’éthiquement intenable : à vouloir préserver l’honneur et les contrats, on finit par se brouiller avec les régimes autoritaires après avoir pourtant capitulé devant eux. Or, autant une politique étrangère ne saurait ni se résumer à la défense des droits de l’Homme ni même se fonder sur cette seule défense, rien n’est pire que la discordance criante et humiliante entre les postures de communication médiatique et les actes réellement assumés. Dans un monde de rapports de forces, la faiblesse ne peut être longtemps masquée par les acrobaties verbales et l’aplomb dans les changements de pied.

Toutes ces bulles crèvent à la surface médiatique d’un marécage : celui d’une décrédibilisation de la parole de la République, d’un alignement sur une présidence US finissante et déconsidérée, d’une diplomatie que ses partenaires européens évaluent souvent comme l’exploitation médiatique des efforts des autres. Et l’inspiration idéologique de ce tournant se lit clairement dans ces discours qui ont fait du face à face entre Islam et Occident le grand défi de l’heure, qui entendent faire rentrer la France au bercail du commandement intégré de l’OTAN, et qui, à Dakar, ne voyaient dans l’imaginaire africain nulle place pour l’idée de progrès… Curieuse « rupture » que celle qui renoue ainsi avec des obsessions atlantistes voire maurrassiennes, la défense de l’« identité nationale » s’insérant dans une illustration essentialisante de l’« Occident ».

L’interne et l’externe se tiennent : on ne peut respecter les droits de l’Homme sans mettre au cœur de l’action politique la protection et la promotion de l’égale liberté et dignité de tous les êtres humains, quelles que soient leurs origines, leurs situations sociales, leurs parcours migratoires ou le pays dans lequel ils vivent.

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