vendredi 28 novembre 2008

Le pauvre se mange froid



Le pauvre, comme les asperges et la dinde aux marrons est un produit saisonnier. Comme tous les grands sujets qui agitent notre époque ("Comment perdre 3kg sans se priver avant le maillot de bains", "Amours de vacances et nouvelles sexualités estivales, faut-il inviter les poissons ?", "Sapin vivant ou sapin synthétique ? ", "Après les fêtes, détoxifiez votre organisme en jetant les restes"), il réapparaît dans les médias, tous les ans vers mi-novembre. Toujours entre les chrysanthèmes et les premières courses de Noël.
Jeudi 27 novembre, Libération affiche un titre hallucinant "Vincennes, le monde caché des SDF" ("20 000 lieues sous la civilisation, nous avons un scoop, nous les avons trouvés pour vous". Mais qu'ont-ils attendu pour aller leur parler, faire des reportages ? Le bois de Vincennes n'est pas le kamchatka), je lis à la deuxième page "Le contexte : Quatre sans-abri sont morts en un mois en région parisienne dont trois au bois de Vincennes". J'en déduis, puisque Libération n'écrit jamais des choses de ce genre, ni en page 2, ni nulle part d'ailleurs, le 15 mars, le 12 mai, le 24 juillet ou le 18 septembre, que la saison du "sans-abri", c'est quand il est mûr et à point pour mourir : c'est maintenant, en automne-hiver, et seulement quand il fait froid. Ou alors que le reste du temps, il peut mourir hors saison, supporter la pluie, la chaleur, la saleté, la faim, la soif, la solitude, les agressions sans faire frémir personne, et qu'il ne devient intéressant QUE si il meurt en automne, les jours où il fait froid. L'intérêt que comporte le pauvre serait donc indexé sur la valeur du thermomètre et l'apitoiement prénatal et culpabilisé qui nous saisit au moment de l'Avent.
Et voici que surgit, dans ce tableau déjà bien édifiant, toute chargée de chrétienne charité, la dame patronesse du gouvernement, en charge de ces questions, la copine des commandos pro-life, la même qui n'aimait pas l'idée que les homosexuels se réchauffent en paxant et encore moins en faisant l'amour. C.B. nous amène sur un plateau sa petite idée bien pensante : pour les protéger du froid et d'eux-mêmes, enfermons les pauvres. Voilà LE mot est lâché puisque le contexte, tout dégoulinant de pitié et de démagogique assistance à personne en danger, autorise enfin à lever le tabou : "Enfermons les pauvres". Rentrons nos pauvres, qui ont le mauvais goût de se laisser refroidir dans nos guirlandes, quand les grilles de métro et les plaques d'égouts ne réchauffent plus assez. Encageons-les pour leur bien, puisqu'ils viennent troubler l'ordre public en plantant leur tentes à deux pas de la Bourse.

Michel Foucault dans Surveiller et punir et L'histoire de la folie à l'âge classique a magistralement montré le lien entre la prise en charge étatique progressive de la misère et des marginaux à partir du XVIIIème siècle et la genèse de la conception moderne de l'enfermement, où le miséreux, celui qui pour diverses raisons ne subvient plus ou subvient mal à ses besoins vitaux et se désocialise, est considéré soit comme un délinquant, soit comme un malade ou un fou.
Loïc Wacquant, qui fut l'un des élèves de Bourdieu, avec qui il travailla pour La misère du monde, a analysé également de manière détaillée dans ses nombreux travaux, la question de la criminalisation de la misère dans les sociétés démocratiques, et spécialement aux Etats-Unis, ainsi que les liens complexes entre désocialisation, misère et enfermement.
Enfin, Patrick Declerck ethnologue et psychanalyste a écouté et soigné pendant plus de quinze ans les clochards parisiens et partagé étroitement leur vie. Il avait en charge une consultation psychiâtrique au centre de soins et d'accueil de Nanterre et a contribué avec Xavier Emmanuelli à la mise en place du Samu social. Il a fait de cette expérience un livre bouleversant et très dérangeant, profondément humain Les Naufragés, avec les clochards de Paris, où il traite très longuement de la complexité et du paradoxe que représente la prise en charge des grands exclus. Il plaide sans ambiguité pour une "banalisation " de la prise en charge des SDF.
De ces textes et de ces réflexions, il ressort que l'enfermement forcé et "pour leur bien" - fût-il saisonnier et exceptionnel- des hommes et des femmes qui vivent dans la rue, ne constitue manifestement pas une réponse appropriée à leur désocialisation. Encore moins une grande avancée démocratique, surtout s'il se fait sans moyens réels de les accueillir comme des hommes, et comme des hommes libres. Il faut lire sans frémir la description que Patrick Declerck donne des nuits au centre d'accueil de Nanterre, dont on comprend ensuite pourquoi il était tant redouté par les clochards [p. 44 et sq]

"le discours hypertrophié du don de soi et de la charité glorieuse est trop souvent le masque de l'incompétence et du bricolage, quand il n'est pas celui de la perversion. L'encadrement médico-social de la grande désocialisation a tout intérêt à se banaliser et à se penser comme n'importe quelle autre question de santé publique. [...]
Vous faites aussi allusion à une position d'extrême-gauche : "la charité corrompt les pauvres en achetant leur éventuelle révolte, pratiquons donc la politique du pire". L'argument, à l'instar de toute paranoïa est logiquement imparable. Mais comme toute logique poussée jusqu'à ses conséquences extrêmes, c'est une logique folle parce que inhumaine et contraire à la vie. Ce sont les contradictions, les à-peu-près, les malgré-tout, les néanmoins, les je-sais-que-je-ne-devrais-pas-mais, qui font toute l'humanité de la vie, sa médiocrité et sa grandeur. Le philosophe-roi est toujours un homme dangereux.
Encore faut-il distinguer entre charité comme système et stratégie, et charité comme acte, dans une solidarité ponctuelle entre vivants. Quoi qu'il en soit, ma position n'est pas de me faire pour les clochards le chantre de la charité. Bien au contraire, je plaide, comme je l'ai écrit plus haut pour une professionnalisation de l'aide apportée"
Les naufragés, p. 427 et sq.

" Ainsi, si le caractère saisonnier de l'hébergement d'urgence se comprend, comment justifier l'arrêt de trop nombreux dispositifs de distribution de nourriture hors période hivernale ? Sous prétexte de température clémente, ne pouvons nous pas comprendre que des populations démunies continuent à avoir faim ? Ou plutôt la faim et le froid des autres ne nous sont-ils représentables que lorsque nous subissons, nous aussi, ô combien atténuées les rigueurs de l'hiver ?
Cette dernière hypothèse, loin d'être une boutade, touche à un point majeur de la prise en charge de la grande désocialisation : c'est celui de l'identification du soignant au soigné. Il semble, ici aussi, que cette identification -possible ou impossible- régisse, pour une grande part les logiques de l'aide sociale. Le malheur est que cette identification transféro / contre transférentielle, est par nature projective c'est-à-dire basée sur un malentendu structurel, et donc intrinséquement fragile. Elle induit ici deux conséquences regrettables : la pratique d'une charité hystérique et l'inéluctabilité cyclique de ruptures du lien entre soignants et soignés.
La charité hystérique caractérise le style de l'aide apportée. C'est dire que, pour une grande part, cette dernière est inadaptée aux besoins réels de la population. Ceux-ci apparaissent comme presque toujours impossibles à penser concrètement. Et c'est cette espèce de désinvolture de l'esprit qui, toujours, se satisfait de l'affect lié à la représentation, plutôt que de son contenu, qui est hystérique. La pensée, ici trop souvent s'épuise dans l'émotion, par nature fugace, de l'identification douloureuse. Je donne à l'autre pour moi, pas pour lui. [...]
Il est un parallèle subtil entre les gestes du passant, pour un instant ému, qui décharge son malaise par une aumône ponctuelle et qui, par là même, retrouve le chemin de la liberté psychique de poursuivre, apaisé son chemin, et des pratiques d'aide qui ne s'attachent qu'à remédier au visible de la souffrance [...]
Ainsi, les éternelles interrogations des responsables, étatiques ou privés, concernant les résistances de la populaton à s'abriter, même pour une nuit dans les centres d'hébergement d'urgence. On glose, sans fin, sur la nécessité d'instiller davantage de chaleur humaine dans l'accueil. Certes ... ce que l'on fait moins, en revanche, est par exemple de se poser concrètement la question de ce que supportent les hébergés" Les naufragés, p. 331

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