samedi 15 novembre 2008

Locataires du monde : Michel Serres

"Le Mal propre : polluer pour s'approprier ?"

"Le tigre pisse aux limites de sa niche. Le lion et le chien aussi bien. Comme ces mammifères carnassiers, beaucoup d'animaux, nos cousins, marquent leur territoire de leur urine, dure, puante ; et de leurs abois ou de leurs chansons douces, comme pinsons et rossignols.
Marquer : ce verbe a pour origine la marque du pas, laissée sur la terre par le pied. Les putains d'Alexandrie, jadis avaient coutume, dit-on, de ciseler, en négatif, leurs intiales, sous la semelle de leurs sandales, pour que les lisant, imprimées sur le sable de la plage le client éventuel reconnaisse la personne désirée en même temps que la direction de sa couche. Les présidents des grandes marques reproduites par les publicitaires sur les affiches des villes jouiront dans doute, ensemble, d'apprendre qu'ils descendent en droite ligne, comme de bons fils, de ces putains-là.
[...]
Nécessaire à la survie, l'acte de s'approprier me paraît donc issu d'une origine animale, éthologique, corporelle, physiologique, vitale ... et non d'une convention et de quelque droit positif. J'y sens un recouvrement d'urine, de déjections, de sang, de cadavres poussrissants ... Son fondement vient du fondement ... son fondement vient du corps, vivant ou mort. Je vois là une action, une conduite, une posture ... assez générales chez le vivant, assez indispensables aussi pour que je puisse les dire naturelles. Ici un droit naturel précède le droit positif ou conventionnel.
Rousseau se trompe. Il écrit " le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire "ceci est à moi", et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile". Décrivant un acte imaginaire, il décide pour un fondement conventionnel du droit de propriété.
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Dès lors, la pollution telle que nous en souffrons depuis le XIXème siècle, et telle que, se mondialisant aujourd'hui nous la dénonçons et nous en inquiétons, bouleverse les données primaires, vitales, "naturelles"... de cette salissure et ses vieux résultats ; elle nous oblige à changer nos usages d'appropriation.
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Certes, je ne pensais pas, jusqu'à ce travail que ladite pollution résultât de la volonté humaine de s'approprier le monde, que nous le salissions surtout pour le posséder. Eppure ! comme Galilée s'exclama, les chiffres le vérifient : les puissants polluent plus que les misérables, je l'ai dit. Avions, trains, voitures émettent du CO2, mais aussi du bruit pour annoncer au loin l'importance des voyageurs et l'emprise sur l'espace des compagnies de transport. On mesure fortune et pouvoir par le volume de leurs déchets. Ainsi par dur et doux, la pollution signe la volonté de puissance, le désir de l'expansion spatiale, oui, la guerre de tous contre tous."


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